MALADES MENTAUX

MALADES MENTAUX
MALADES MENTAUX

Les malades mentaux sont des sujets atteints d’une affection dont les symptômes les plus apparents se situent au niveau des fonctions mentales. C’est dire qu’il peut s’agir aussi bien d’une maladie liée à une atteinte organique du cerveau, une démence par exemple, que d’un trouble du comportement lié à une anomalie fonctionnelle plus ou moins subtile telle qu’une perversion. Ce n’est pas sa cause qui fait qu’une maladie est mentale, c’est sa manifestation au niveau de la personnalité et des relations interhumaines. Une maladie d’origine essentiellement émotionnelle, donc psychique, peut se manifester uniquement au niveau des fonctions corporelles: on dit alors qu’elle est psychosomatique et non pas mentale. Les malades mentaux, eux, ont en commun de manifester leur maladie à un niveau fonctionnel particulier: celui du psychisme. On désigne sous ce terme l’ensemble des fonctions qui permettent à l’organisme à la fois de maintenir la constance du moi et d’établir avec le monde extérieur des échanges significatifs (sur le plan émotionnel et comportemental). Ce sont donc essentiellement des fonctions d’intégration capables de traduire en termes d’évolution la contradiction entre les exigences de l’être et celles du monde.

De multiples et subtils mécanismes d’adaptation et de défense permettent au sujet mentalement sain d’inventer les mille façons de devenir ce qu’il est, c’est-à-dire de rester lui-même tout en répondant par un comportement adapté aux frustrations et aux contraintes toujours nouvelles imposées par le milieu. Ces contraintes et ces frustrations sont une source d’enrichissement pour un «moi» pourvu de capacités d’intégration suffisantes. Elles peuvent être une cause de désagrégation de la personnalité dans le cas contraire.

Dans un milieu donné, la complexité et la rigueur des exigences peuvent se traduire par un développement des fonctions intellectuelles, mais aussi par une augmentation du nombre des malades mentaux. Tout se passe comme si le développement technique, en proposant à l’homme un environnement plus complexe, mais appauvri sur le plan des relations avec la nature et avec les autres hommes, provoquait un clivage au sein des fonctions mentales: les aptitudes logiques et la pensée verbale et rationnelle se développent tandis que la vie émotionnelle s’atrophie et se fragilise.

C’est ainsi que se constitue ce paradoxe apparent de personnalités développées sur le plan intellectuel, mais émotionnellement immatures et volontiers sujettes à la névrose.

La maladie mentale n’est pas un trouble de l’intelligence, mais un trouble de l’intégration de la personnalité et du monde. Ce trouble peut se traduire à plusieurs niveaux. Il peut s’agir d’une modification de la signification du monde: c’est le délire, caractéristique de la psychose. Il peut s’agir d’une destructuration de la personnalité telle qu’on la voit dans la schizophrénie. Il peut s’agir d’une souffrance liée à la difficulté d’intégration: c’est l’angoisse caractéristique de la névrose. Il peut s’agir d’un trouble du comportement lié soit à la distorsion dans la perception du réel, soit à un «passage à l’acte» permettant d’échapper à l’angoisse, donc à la névrose. Il peut aussi s’agir d’une régression permettant un retour à des modes infantiles de relation au monde ou d’une réduction massive de ces relations réalisant une véritable coupure (autisme schizophrénique). Bien entendu, ces divers modes pathologiques coexistent souvent en combinaisons et proportions variables.

Ainsi, les malades mentaux sont des êtres qui, du fait des insuffisances de leur structure personnelle par rapport aux exigences du monde qui leur est imposé, échouent à préserver à la fois l’unité de leur personne et la signification commune du monde, ou n’y parviennent qu’au prix de souffrances difficilement supportables pour eux-mêmes et pour leur entourage, de telle sorte que les maladies mentales ont un double aspect, individuel et social, chacun complémentaire de l’autre.

1. Divers types de malades mentaux

On dit qu’il y a arriération mentale lorsque le développement des fonctions mentales est freiné par un trouble précoce du fonctionnement cérébral. Les causes en sont variées: héréditaires, métaboliques, infectieuses, traumatiques, etc. On distingue divers degrés d’arriération. La plus profonde, l’idiotie, correspond à l’incapacité d’apprentissage de la parole. L’imbécillité situe l’arriération à un niveau autorisant l’apprentissage de la propreté corporelle et du langage parlé. La débilité mentale, de beaucoup la plus fréquente, correspond à un niveau où l’apprentissage de conduites sociales est possible et permet un certain degré d’autonomie (travail rémunéré par exemple).

On dit qu’il y a démence lorsque les fonctions mentales, après un développement normal, se trouvent altérées par une atteinte organique du cerveau. C’est le cas de la dégénérescence qui affecte plus ou moins tardivement le cerveau de certains vieillards (démence sénile) ou de personnes relativement âgées (démences préséniles: maladie de Pick ou d’Alzheimer). C’est le cas des lésions dues à des troubles circulatoires (démence artériopathique), à une atteinte syphilitique (paralysie générale) ou toxique (maladie de Korsakoff), etc. La démence réalise une involution, c’est-à-dire un processus symétriquement inverse de l’évolution des fonctions mentales. Littéralement, le dément «retombe en enfance».

Arriérés et déments sont davantage des infirmes mentaux que des malades mentaux. Cependant, ce sont aussi des malades en ce sens que leur état varie dans des proportions non négligeables sous l’influence de thérapeutiques diverses. Dès 1920, sous l’influence de la malariathérapie, on a vu l’une des plus graves démences, la paralysie générale, régresser au point qu’on puisse parler de guérison. Et certaines arriérations (idiotie phénylpyruvique) peuvent actuellement être prévenues par des mesures appropriées.

On dit qu’il y a névrose lorsque l’intégration des exigences du moi et des exigences du monde se fait de façon douloureuse. Cette douleur interne, l’angoisse, tend a être évitée ou atténuée par la mise en œuvre de mécanismes de défense réalisant un compromis permettant une coexistence du sujet et de son monde, au prix d’une réduction des échanges et d’un certain nombre d’incommodités, voire de souffrances. Ces compromis se réalisent de multiples façons, parmi lesquelles quelques types se rencontrent de façon plus fréquente: la névrose phobique, où l’angoisse est extériorisée et localisée sur des objets ou des situations (peur des espaces clos ou du vide, peur de certains objets); la névrose obsessionnelle, où la peur est transformée en besoin obsédant d’accomplir certains gestes ou certaines actions (manie de vérification par exemple); la névrose hystérique, où le compromis se réalise au prix d’une modification fonctionnelle affectant le plus fréquemment le corps du sujet (paralysie, cécité, etc.).

La névrose tend à résoudre le conflit qui oppose le sujet à son monde par le refoulement et la transformation interne. Au lieu d’être refoulé, le conflit peut être transformé en actes extériorisés. Il n’y a plus névrose, mais son négatif, le comportement pervers ou agressif . Il s’agit là encore de trouble mental, tout au moins dans la mesure où le comportement antisocial échappe au contrôle de la volonté du sujet, ce qu’il appartient à l’expert d’apprécier en cas de délit.

Dans la névrose, la signification commune du monde est conservée. Simplement, la relation est perturbée au niveau de sa représentation interne et elle impose une souffrance, principalement pour le sujet. Dans la conduite perverse, la situation est inversée: c’est la relation extérieure avec les objets et les personnes qui est directement perturbée et c’est autrui qui est principalement victime.

On dit qu’il y a psychose lorsque l’intégration du moi et du monde ne peut se faire et que la coexistence implique une modification de l’un ou l’autre, si ce n’est des deux. Chez l’adulte, où le moi a acquis une certaine consistance, c’est lui qui résiste habituellement le mieux: c’est la signification commune du monde qui se trouve compromise. Le sujet projette son conflit sur le monde des objets et des personnes, qui s’en trouve affecté d’une signification insolite. Il voit et entend ce que les autres ne perçoivent pas. Il vit dans un monde différent et, par là même, la relation à autrui perd toute cohérence. Par cette projection, le malade protège l’unité de son moi: il ne se sent pas malade et attribue au monde des anomalies dont l’origine est en lui-même. Ce sont ses propres peurs qu’il aperçoit dans l’agressivité qu’il croit constater chez autrui. Ce sont ses appréhensions ou ses remords qui alimentent les voix qu’il attribue à d’invisibles interlocuteurs. Plongé dans un monde incompréhensible et inquiétant, sans rien ressentir en lui-même qui lui semble morbide, il adopte un comportement qui, à son tour, inquiète son entourage. Ainsi s’installe le processus d’aliénation sociale qui explique les réactions dont il sera question plus loin.

Parfois, l’étrangeté ressentie ne peut être contenue dans le monde extérieur, et le malade se sent transformé dans sa personne. Cette fois, autre forme de l’aliénation, c’est à lui-même qu’il se sent étranger.

Lorsque la psychose s’installe chez le jeune, alors que le moi est encore fragile, c’est lui qui cède et se dissocie en même temps que le monde se désorganise: c’est la schizophrénie .

Une autre forme de psychose, plus fréquente, est la mélancolie , caractérisée par la dépression, et son opposée, la manie , caractérisée par l’excitation euphorique.

Telles sont les formes des psychoses chroniques les plus importantes par le nombre. Signalons enfin les psychoses aiguës, caractérisées par une désorganisation relativement brusque de la conscience et du comportement, s’accompagnant souvent de confusion, d’hallucinations, d’agitation. Leur origine est souvent toxique ou infectieuse.

2. Fréquence des maladies mentales

Les maladies mentales sont-elles plus fréquentes dans telle région, dans telle couche de la population, à certaines périodes plutôt qu’à d’autres? C’est un problème difficile et controversé en raison des variables multiples qui sont impliquées. Il est l’objet d’une science encore balbutiante: l’épidémiologie psychiatrique.

Une des variables est constituée par le niveau d’exigence de la société. On trouve plus de malades mentaux dans les milieux urbains que ruraux, dans les sociétés en rapide développement que dans celles ayant une relative stabilité. Cela ne signifie pas que ces conditions sociales soient la cause première d’un certain nombre de maladies mentales, mais laisse plutôt entendre que ces conditions révèlent des incapacités adaptatives qui seraient restées sans cela inapparentes, donc pratiquement inexistantes.

Rien ne le montre mieux que quelques statistiques portant sur une des formes les moins sensibles à l’environnement: l’arriération mentale. En Angleterre, en 1906, la Commission royale chargée d’une enquête sur ce point estimait à 4 p. 1 000 la proportion des arriérés. En 1924, une nouvelle enquête officielle (docteur Lewis) estime cette proportion à au moins 8 p. 1 000 en moyenne. Une autre étude de Lewis en 1929, montre que ces proportions varient suivant l’âge puisqu’on trouve 25,6 arriérés pour 1 000 habitants entre dix et quatorze ans, contre 1,2 p. 1 000 en dessous de cinq ans. C’est dire que l’exigence scolaire révèle l’arriération qui, dans un milieu non scolarisé, serait restée inapparente.

C’est sans doute la principale raison qui fait parfois prétendre que les malades mentaux sont plus rares dans les pays les moins développés techniquement. Or, diverses études épidémiologiques montrent qu’il n’en est rien si l’on ne considère que les cas grossièrement évidents. Par contre, des différences considérables apparaissent si l’on tient compte de troubles plus discrets que révèle la vie dans les cités modernes.

Une étude de Lin (1953), conduite avec méthode, mais ne tenant compte que des cas avérés de toute nature, montre une proportion de 10,8 malades mentaux pour 1 000 habitants. Une étude de Michael (1960), portant il est vrai sur un autre échantillon, mais tenant compte d’une large variété de symptômes psychiatriques, arrive à la conclusion que tous les habitants, à l’exception de 185 p. 1 000, présentent l’un ou l’autre de ces symptômes, soit une proportion de 815 «malades mentaux» pour 1 000 habitants.

Si l’on se fonde sur des données concrètes, on obtient, pour 1 000 habitants de plus de seize ans, un nombre de cas traités dans l’année de l’ordre suivant: environ 3 hospitalisations en service spécialisé, 5 consultations externes, 85 cas psychiatriques vus par les praticiens non spécialisés, soit environ 10 p. 100 de la population.

Des enquêtes sur des échantillons représentatifs ont permis, par ailleurs, de déceler des symptômes névrotiques infracliniques, c’est-à-dire encore inapparents, dans environ 350 cas sur 1 000 habitants. C’est dans cette population en équilibre instable que les variations et les nuisances de la société contemporaine provoquent d’éventuelles recrudescences de cas pathologiques.

Depuis 1960, on constate une diminution assez régulière du nombre des malades mentaux hospitalisés. Cela tient en grande partie au fait que les malades mentaux sont traités de plus en plus précocement et activement, soit en consultation externe, soit en hôpital de jour. Ces traitements précoces permettent d’éviter dans bien des cas l’évolution vers les formes aliénantes.

Plus sûres, sans être mieux expliquées, sont nos connaissances sur les variations du nombre des malades mentaux au cours du temps. Les périodes de guerre extérieure s’accompagnent à peu près régulièrement d’une baisse spectaculaire du nombre des malades mentaux. Ce nombre augmente au contraire dans les périodes qui suivent les guerres comme dans celles de tension sociale interne.

3. Le sort des malades mentaux avant le XXe siècle

Toute société se défend, à la façon d’un organisme, contre tout ce qui risque de mettre en cause sa constance interne. Le malade mental, par la mise en question de la réalité commune à laquelle il se livre, par les comportements imprévisibles et les transgressions à la règle qu’il se permet, provoque des réactions de rejet. Dans une société où la personnalité humaine est mal individualisée, cette réaction se traduit tout simplement par l’exclusion, qu’il s’agisse d’un abandon rituel ou d’une mise à mort.

Au Moyen Âge, les différents coutumiers envisagent la seule protection de la société. Lorsque la folie frappait un aîné, on le considérait comme décédé et ses biens étaient distribués entre ses frères et sœurs. L’Église brûlait les hérétiques et les sorciers. Bien des malades mentaux, hallucinés, mélancoliques, hystériques, étaient confondus avec ces derniers. Dans le pays de Trèves, on livre au bûcher en quelques années 8 500 fous.

Bien plus près de nous, en 1940, Hitler en plein triomphe, ordonna l’extermination des malades mentaux en Allemagne. Plus de 150 000 furent ainsi mis à mort. En France, on ne les tua pas, mais on les laissa mourir en leur accordant des rations alimentaires insuffisantes: environ 40 000 sont morts de faim entre 1940 et 1943.

L’exclusion rituelle a pris souvent des formes plus subtiles. Jadis, on mettait les fous sur un bateau qu’on laissait dériver au long d’un courant. Ceux qui arrivaient à débarquer et à se réadapter, voire à retrouver le chemin du retour, étaient considérés comme dignes de vivre. Parfois, on les conduisait au loin, vers un lieu sacré, réputé pour guérir la folie. Ceux qui survivaient montraient ainsi leur capacité adaptative. Ainsi se créa, au VIe siècle, si l’on en croit la légende, à Geel en Belgique, autour du sanctuaire de sainte Dymphne, une colonie de malades mentaux actuellement encore fort active.

Jusqu’à ces dernières années, et encore aujourd’hui en bien des endroits, l’exclusion est réalisée par l’internement dans des asiles, habituellement éloignés des villes, et où les «aliénés» sont enfermés derrière des grilles et des sauts-de-loup. Ce n’est que tout récemment que ces asiles se sont transformés en «hôpitaux psychiatriques» dont la qualité ne cesse de s’améliorer. Il est notable cependant qu’il aura fallu attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir poindre, à l’égard du malade mental, une attitude qui ne soit plus celle de l’exclusion rituelle.

Par opposition à cette attitude primitive, divers mouvements se sont succédé, à travers les siècles, pour humaniser les soins aux aliénés et leur accorder la dignité de malades. Citons saint Jean de Dieu, qui créa pour eux des asiles où le réconfort moral et le travail constituaient un véritable traitement; au XIXe siècle, la croisade organisée par une institutrice américaine, Dorothea Dix, qui permit la création d’hôpitaux psychiatriques débarrassés des moyens habituels de coercition; au début de ce siècle, Clifford Beers, un ancien malade mental, dont l’action militante fut à l’origine du mouvement mondial en faveur de l’hygiène mentale.

Mais c’est surtout l’œuvre médicale de quelques psychiatres européens (Pinel en France, Conolly en Angleterre, Chiarrughi en Italie) qui, au début du XIXe siècle, inaugura une attitude nouvelle à l’égard des malades mentaux. Une politique de portes ouvertes, de respect individuel, de réconfort moral (le traitement moral de la folie, disait-on alors), vint s’opposer aux méthodes coercitives en usage (malades parfois enchaînés, incarcérés dans des locaux trop souvent dépourvus d’hygiène).

C’est sous l’influence de ce mouvement que fut élaborée, sur les avis principalement d’Esquirol, disciple de Pinel, la première loi sur les aliénés (1838), qui définissait les conditions d’hospitalisation et établissait les garanties nécessaires pour la protection de la personne et des biens des malades mentaux.

C’est également sous cette influence que les psychiatres du siècle dernier établirent la nécessité de séparer les malades mentaux des vagabonds et des prostituées, puis de distinguer parmi les malades mentaux des catégo ries permettant de les classer dans les diverses parties des asiles. C’est ainsi qu’est née cette première forme de la science psychiatrique: la classification, base de la nosologie. Cet effort nécessaire s’est poursuivi avec un souci de perfection pendant la première moitié de ce siècle, particulièrement en Europe. Il a permis à la psychiatrie française, en particulier, d’atteindre entre les deux guerres à un degré de finesse et de rigueur descriptive qui en faisait un monument scientifique précieux, mais rigide et peu utilisable. Entre-temps, en effet, les portes s’étaient refermées, les camisoles avaient remplacé les chaînes, et la loi de 1838 était surtout utilisée comme instrument de protection de la société.

4. Le psychiatre dans la cité

Vers 1945, un mouvement de rénovation entreprit de donner un dynamisme nouveau à la psychiatrie en laissant à l’arrière-plan les soucis de classification pour valoriser l’action thérapeutique. La psychiatrie s’était enrichie de méthodes de traitement (méthodes de choc, psychothérapies individuelles et collectives, méthodes de rééducation fonctionnelle dites actives) qui ne pouvaient être pleinement utilisées dans les asiles traditionnels surencombrés. On chercha donc à faire sortir les malades pour les traiter à l’extérieur, puis à traiter les malades assez tôt à l’extérieur pour prévenir le plus possible l’hospitalisation. Ce mouvement s’accéléra à partir de 1952, date où apparurent les premiers médicaments dont l’action multiplia les effets thérapeutiques.

De plus en plus, la maladie mentale manifeste son double aspect, individuel et social. Son traitement ne consiste pas seulement en une modification de la structure personnelle du malade, mais dans la réinsertion sociale de ce dernier. Cela implique que soient éventuellement modifiées les attitudes du milieu familial et professionnel. Ce n’est pas seulement le milieu immédiat du malade qui doit être traité, mais la communauté dans son ensemble, si l’on veut qu’elle accepte en son sein, sans dommage, un nombre relativement important de sujets mentalement fragiles. Il s’agit en somme de traiter le malade dans la communauté, et pour cela d’aménager la santé mentale de cette communauté. Cela ne peut se faire que si le psychiatre et son équipe sont en mesure de contrôler le passage des patients de l’hôpital à la communauté et inversement, et de traiter sans discontinuité le patient aussi bien dans la communauté que dans l’hôpital.

Sous le nom de politique de secteur , les soins aux malades mentaux sont en voie d’aménagement sur une base où l’exclusion sera remplacée par une équilibration entre les exigences de santé mentale d’une collectivité donnée et la nécessité d’insertion sociale des malades de cette collectivité.

On appelle secteur psychiatrique une zone déterminée de population, limitée le plus habituellement par des critères géographiques, confiée à une équipe psychiatrique qui a la responsabilité de répondre au mieux aux besoins de prévention, de traitement et de réadaptation des malades du secteur, tout en préservant la santé mentale de la communauté. Un secteur doit être limité de telle façon que l’équipe puisse en connaître les caractéristiques humaines et culturelles. L’équipe, composée de psychiatres, de psychologues, d’assistantes sociales, d’infirmières, de rééducateurs, doit pouvoir disposer de moyens d’hospitalisation, mais aussi de moyens de traitement sans hospitalisation (hôpitaux de jour, consultations externes, soins à domicile). Le psychiatre est désormais dans la cité, veillant à équilibrer la santé de la population dans son ensemble et celle de chacun de ses membres. Pour ce faire, il doit éloigner temporairement certains malades qui seront traités dans une institution spécialisée, tandis que les conditions de leur retour seront préparées. Parfois, ces conditions impliquent l’aménagement de milieux artificiels au sein même de la cité: foyers ou ateliers protégés. La psychiatrie aujourd’hui, au lieu de consacrer l’aliénation, s’évertue à la prévenir. Il reste cependant des cas où l’hospitalisation prolongée demeure indispensable. Il importe alors que l’hôpital soit aménagé sur le mode d’une communauté artificielle et non comme une prison. Cette conception, généralement considérée comme un important progrès, est contestée par certains «antipsychiatres» pour qui toute forme d’organisation sociale visant à normaliser les conduites porte en germe un danger de répression.

5. Protection de la personne et des biens des malades mentaux

Les deux principales lois qui, dans le monde, ont inspiré les diverses législations sont la loi française de 1838 et en second lieu la loi anglaise de 1890.

La loi française du 30 juin 1838 visait un triple objectif: prévoir dans chaque département des moyens d’hospitalisation sous forme d’asiles d’aliénés; fixer les modalités de placement et de sortie de façon à éviter tout arbitraire, tout en protégeant efficacement la société; protéger les biens des aliénés pendant leur internement. Malgré son archaïsme, cette loi est toujours en vigueur. Après un siècle et demi, son premier objectif n’est pas encore atteint; et l’on doit sans doute, dans une certaine mesure, s’en féliciter. La politique de «secteur», actuellement en cours d’application, nécessite des structures légères de soins ambulatoires, favorisant l’insertion dans le tissu social, plutôt que des asiles qui consacrent l’aliénation du patient. Depuis 1960, la réglementation française permet et recommande cette évolution. Les traitements sans hospitalisation prennent le pas sur les internements de jadis. Les services psychiatriques se développent dans les hôpitaux généraux. Depuis 1968, les hôpitaux psychiatriques sont eux-mêmes assimilés aux hôpitaux généraux. De ce fait, leurs médecins, naguère encore fonctionnaires départementaux, ont acquis le statut de médecins des hôpitaux. C’est la consécration, pour les malades mentaux, d’un statut de «malades comme les autres».

Le deuxième point de la loi du 30 juin 1838 est toujours en vigueur. Il concerne l’internement dans les hôpitaux psychiatriques. Celui-ci peut être réalisé sur la demande d’un proche et sur la vue d’un certificat médical constatant le trouble mental et la nécessité de l’internement: c’est le placement volontaire. La sortie est obtenue aussitôt que le médecin de l’hôpital constate la guérison et, en dehors de la guérison, sur la demande de la famille lorsque le malade n’est pas dangereux. Un autre mode de placement est réalisé par un arrêté préfectoral lorsque le malade apparaît dangereux pour la sécurité des personnes: c’est le placement d’office. La sortie est conditionnée par un nouvel arrêté préfectoral, mais des garanties d’ordre judiciaire sont prévues par la loi de façon à éliminer toute possibilité de détention arbitraire d’un sujet guéri. On a souvent tenté de réviser cette loi. On y a, jusqu’à ce jour, échoué. À vrai dire, on ne voit pas que changer à ce texte. Les conditions de traitement et d’hospitalisation des malades mentaux le rendent aujourd’hui d’application très rare. La quasi-totalité des malades mentaux peuvent aujourd’hui être traités soit dans la communauté, soit dans des hôpitaux «comme les autres». Dans les cas exceptionnels où un malade se révélerait dangereux, au point de nécessiter un internement d’office, les garanties offertes par la loi de 1838 ont fait la preuve de leur valeur.

Le troisième objectif de la loi de 1838 était de protéger les biens des aliénés majeurs non interdits. Ici, un progrès considérable a été accompli grâce à la loi du 3 janvier 1968 «portant réforme du droit des incapables majeurs». Auparavant, tout malade interné voyait la gestion de ses biens confiée à un administrateur provisoire. Toute protection cessait avec la sortie de l’hôpital. La nouvelle loi présente l’avantage de ne pas donner aux malades mentaux un statut spécial: elle concerne tous les incapables de dix-huit ans et plus, que l’incapacité soit mentale ou physique (paralysie, cécité, affaiblissement dû à l’âge, etc.). Elle s’applique à l’incapable qu’il soit ou non hospitalisé. Les mesures consistent en tutelle , pour les personnes qui ont besoin d’être représentées d’une manière continue dans les actes de la vie civile; curatelle lorsque suffit un simple conseil ou un contrôle desdits actes accomplis par la personne elle-même; sauvegarde de justice pour les personnes qui n’ont besoin que de protection, généralement contre elles-mêmes. Cette dernière mesure est réalisée ipso facto lorsque le médecin «constate que la personne à laquelle il donne ses soins a besoin d’être protégée dans les actes de la vie civile», en fait la déclaration au procureur de la République et qu’un avis conforme est donné par un médecin spécialiste agréé à cet effet. La nomination d’un tuteur ou d’un curateur appartient au juge des tutelles qui se base sur les avis médicaux. La nouveauté de ce système réside dans sa souplesse et sa rapidité d’application, ainsi que dans la collaboration simple et immédiate du médecin et du juge des tutelles.

La loi anglaise de 1890 (Lunacy Act) comportait de nombreux archaïsmes. Elle a été remplacée par la loi du 5 janvier 1959 (Mental Health Bill). Les principaux aspects de cette importante réforme sont les suivants: une seule loi sur la santé mentale remplace deux lois sur les malades mentaux et les déficients mentaux; les traitements psychiatriques peuvent être faits dans tout hôpital et non plus seulement dans des hôpitaux spéciaux, qu’il s’agisse de placements libres ou de placements ordonnés; des tribunaux d’appel régionaux comportant des magistrats, des médecins et d’autres membres peuvent, sur demande des malades ou de leur famille, ordonner la sortie. L’internement ne doit être employé que lorsqu’aucun autre moyen ne peut être utilisé. Seuls les cas judiciaires peuvent légitimer une décision de justice. Pour éviter les internements arbitraires, deux certificats médicaux sont exigés, sauf urgence. Le parent le plus proche et le médecin traitant ont en principe le pouvoir d’exiger la sortie. Pour protéger la société, le tribunal peut ordonner qu’un malade mental ne puisse sortir sans l’autorisation du ministre de l’Intérieur. Dans ce cas, le malade ne peut faire appel au tribunal régional.

Les avantages de la nouvelle loi portent essentiellement sur un plus grand libéralisme concernant les conditions d’hospitalisation tout en maintenant une grande rigueur pour les cas dits «judiciaires».

Dans le même temps où évoluaient les législations française et anglaise, de nombreuses autres législations se transformaient à travers le monde. Il y a peu d’années, dans beaucoup de pays, l’internement exigeait une décision de justice, ce qui conférait un caractère infamant à l’hospitalisation. Ces procédures disparaissent les unes après les autres pour faire place à des mesures simples où la place de la médecine s’élargit tandis que se réduisent les contraintes judiciaires, administratives, et trop souvent encore, policières.

Une des lois les plus retardataires sur ce point était la loi italienne de 1904. Elle consacrait l’aliénation du malade au point de prescrire l’inscription sur le passeport individuel de la mention d’un éventuel internement. Sous l’influence principalement du mouvement antipsychiatrique qui s’est développé dans le cadre contestataire de 1968, cette loi a été remplacée par la loi no 180 du 13 mai 1978. La nouvelle loi, cette fois en avance sur son temps, prescrit des mesures qui sont fort judicieuses, mais dont la brusque application, dans un pays à peu près dépourvu des structures indispensables et d’un personnel spécialement préparé, rencontre encore d’importantes difficultés. Les principales dispositions originales de cette loi sont les suivantes: il s’agit d’une loi sanitaire et non plus d’une loi de police; elle décide que la prévention est prioritaire et se fait dans le cadre d’unités sanitaires qui couvrent une population pouvant aller jusqu’à 200 000 habitants (en France, les secteurs, prévus pour environ 60 000 habitants, se révèlent à l’usage trop importants); le traitement des états aigus est assuré par des équipes spécialisées travaillant en collaboration avec d’autres spécialistes; l’hospitalisation doit rester l’exception; les asiles sont fermés et des structures intermédiaires (hôpitaux de jour, foyers, etc.) sont prévues pour les chroniques. C’est sur ce dernier point que les difficultés d’application sont les plus grandes. On a pu dire qu’on était revenu, pour les chroniques, à la période «pré-asilaire». Initialement inspirée par des «progressistes» fortement politisés, la loi rencontre des résistances qui trouvent leur légitimation dans la prétention des promoteurs à démédicaliser la psychiatrie. Par ce biais, ce mouvement va à l’encontre de celui qui tend, au contraire, grâce en particulier aux progrès de la psychopharmacologie, à faire de la psychiatrie une spécialité à part entière au sein d’une médecine plus humaine.

Néanmoins, l’évolution générale fait que, en quelques décennies, les malades mentaux, naguère relégués dans des asiles, aliénés par le rejet des autres et par un statut légal d’exception, ont pu être en mesure de redevenir des citoyens à part entière, traités dans la communauté ou dans des hôpitaux spécialisés, et protégés, à l’égal des autres, dans la mesure impliquée par leur éventuelle incapacité. Mais, pour que cet objectif devienne une réalité, des efforts considérables devraient être encore consentis par la collectivité afin que les services psychiatriques disposent partout des moyens qui leur sont nécessaires.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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